Précédent | Suivant | Texte intégral de l'enfer de Dante | Accueil CHANT XXXII
Si je pouvais, par des sons plus âpres et plus durs, former l'effrayante harmonie que demanderait ce gouffre central, dernier support de tous les gouffres, j'enflerais mes conceptions et ma voix: mais, puisqu'elle m'est refusée, je ne commencerai pas sans frémir; car ce n'est point un frivole dessein, ou l'apprentissage d'une langue au berceau, que de poser la base des Enfers et du monde [1]. Puissent donc ces vierges sacrées, qui donnèrent aux accords d'Amphion la force d'élever les murs de Thèbes, attacher à mes vers toute la terreur du sujet! Ô race proscrite entre toutes les races, et dévolue au séjour dont il m'est si dur de parler, mieux eût valu pour vous la condition de la bête [2]! Déjà nous étions loin des pieds du géant, et j'avançais au fond du cercle obscur, les yeux toujours attachés à la haute muraille du puits. --Regarde, me dit-on alors, où tu poses le pied, et ne viens pas ici fouler les têtes de tes malheureux frères. Je me tourne à ces mots, et je découvre un lac glacé qui s'étendait devant moi comme une mer de cristal. Jamais le Danube et le Tanaïs, sous leur zone de glace et dans l'hiver le plus rigoureux, ne chargèrent leur lit de voiles si épais: aussi les monts Tabernick et Pietrapana seraient en vain tombés sur la voûte du lac: elle n'eût point croulé sous leur masse [3]. Je vis ensuite des ombres livides, enfoncées jusqu'au cou dans la glace, comme des têtes de grenouilles, qui dans les nuits d'été bordent les marécages; et j'entendis le cliquetis de leurs dents, comme on entend claquer le long bec de la cigogne. Tous ces coupables se tenaient la face baissée; mais la fumée de leur haleine et les pleurs de leurs yeux témoignaient assez quel était pour eux l'excès du froid et de la douleur [4]. En ramenant mes regards de la surface du lac à mes pieds, j'aperçus deux têtes de coupables, opposées front à front, et dont les cheveux s'étaient entremêlés. --Qui êtes-vous, leur criai-je, malheureux qui vous pressez ainsi face à face? À ce cri, les deux têtes se renversèrent pour mieux m'envisager: mais les larmes dont leurs paupières étaient gonflées, s'échappant tout à coup avec abondance, coulèrent sur leurs joues, et, saisies par le froid, s'y durcirent en chaînes de glaçons; fixant ainsi visage sur visage, comme le bois sur le bois quand le fer les unit. Désespérés du surcroît de douleur, les réprouvés se heurtèrent comme deux béliers en furie [5]. Alors un autre à qui le froid avait fait tomber les oreilles, et qui baissait la tête, me cria: --Pourquoi t'obstiner à nous tant regarder? Si tu désires connaître ces deux-ci, apprends qu'Albert fut leur père, et que la vallée qu'arrose le Bizencio était leur héritage; tous deux d'un même lit, et tous deux si dignes de la fosse glacée, que tu fatiguerais de tes recherches le cercle de Caïn sans trouver leurs pareils. Non pas même l'ombre dénaturée qu'Artus perça de sa main paternelle [6]; pas même Focacia [7]; pas même encore celui dont la tête me borne la vue, ce Mascaron, que tout Toscan doit connaître [8]. Et pour trancher tout discours avec toi, apprends enfin que je suis Carmicion de Pazzi [9], et que j'attends Carlin qui doit me faire oublier [10]. En marchant ensuite vers le point où tendent tous les corps [11], je voyais d'autres têtes rangées en grand nombre sur la glace, toutes grinçant des dents et la lèvre retirée; et je passais moi-même tremblant et transi sous ces voûtes d'éternelle froidure. Mais je ne sais quel hasard ou quel destin voulut que mon pied heurtât le visage d'un coupable, qui me cria douloureusement. --Pourquoi donc me fouler? Si tu ne viens pas réveiller les vengeances de Monte-Aperto [12], pourquoi me frappes-tu? --Maître, dis-je alors, souffrez qu'en peu de mots je sorte du doute où je suis. Et mon guide s'étant arrêté: --Quel es-tu donc, toi qui maudis les autres? criai-je à l'ombre qui blasphémait encore. --Dis plutôt qui tu es, reprit-elle, toi qui vas dans l'Antenor, frappant ainsi les visages? C'en serait trop, quand tu serais encore vivant [13]. --Je le suis, m'écriai-je; je vis encore, et tu peux te satisfaire avec moi, si tu désires quelque renommée. --C'est plutôt de l'oubli que je désire: va, suis ta route, et ne m'importune plus; tu viens ici flatter mal à propos. Aussitôt, la saisissant par sa chevelure: --Il faudra bien que tu te nommes, lui dis-je, ou cette main t'en punira. --Je ne me nommerais pas, criait-elle, quand tu frapperais mille fois sur ma tête échevelée. Et j'avais déjà dans la main des tresses de cheveux entortillées, que je secouais avec force: mais le coupable résistait et baissait la tête en criant, lorsqu'à ses côtés un autre prit la parole: --Qu'as-tu donc, Bocca? Ne te suffit-il pas de claquer des dents, si tu n'y joins tes cris? Quel démon te possède encore? --Ah! maudit traître! m'écriai-je, te voilà nommé; tu peux désormais te taire, je n'en porterai pas moins des nouvelles de toi. --Va donc, reprit-il, en parler à ton gré; mais une fois sorti d'ici, n'oublie pas cette langue si prompte à me nommer: j'ai vu, pourras-tu dire, ce Bose de Duera qui pleure, dans l'étang glacé, l'argent de la France [14]; et si on t'interroge sur d'autres, tu nommeras Beccaria, dont Florence a vu tomber la tête [15]; et Soldanier et Ganellon, qui gisent près de lui [16]; et ce Tribaldel, enfin, qui ouvrit au milieu de la nuit les portes de sa ville [17]. J'avais déjà quitté cette ombre, lorsque je vis plus loin deux malheureux fixés dans une même fosse; tellement que la tête du premier surmontait et couvrait la tête du second: mais celui qui dominait s'était acharné sur l'autre, et lui dévorait le crâne et le visage, comme un homme affamé dévore son pain; ou comme on vit jadis les tempes et les joues de Ménalippe sous la dent du forcené Tydée [18]. --Ombre inhumaine, lui criai-je, apprends-nous donc les causes de tant de haine et de férocité; car si tu peux les justifier, je veux un jour, sachant la condition de l'un et l'offense de l'autre, en appeler au jugement des hommes, si toutefois celle par qui je parle ne se glace d'horreur!
Dante avertit qu'il faut autre chose qu'une langue qui dit papa, maman, pour décrire ce dernier cercle de l'Enfer; ce qui signifie simplement que ce n'est pas à un enfant, mais à un écrivain véritablement homme, qu'il convient d'en parler. On croirait d'abord qu'il se plaint de l'état d'enfance où était de son temps la langue italienne: mais ce n'est pas cela. A quelque époque qu'un homme écrive, il ne croit pas que sa langue soit au berceau; on aurait inutilement dit à nos auteurs gaulois qu'ils vieilliraient dans peu. D'ailleurs, quand Dante parut, l'italien s'était déjà mis à la distance où il devait être à jamais du latin; et trente ans après lui, Pétrarque et Bocace l'y fixèrent, l'un par sa prose et l'autre par ses vers. Le toscan n'avait point suivi les révolutions qu'a éprouvées la langue française; c'était un langage tout formé, hérissé de proverbes, comme nos patois de Provence et de Gascogne, indiquant la maturité des peuples qui le parlaient, et n'ayant besoin, pour s'épurer et s'anoblir, que d'être écrit et parlé dans une capitale. Dante est donc plutôt obscur et bizarre que suranné. Quand on a dit au Discours préliminaire qu'il employa une langue qui avait bégayé jusqu'alors, on a voulu dire que l'Italie n'avait point d'ouvrage classique au treizième siècle, et que par conséquent Dante n'avait point de modèle quand il entreprit d'illustrer la langue toscane en l'élevant à des sujets épiques. [2] Ce terrible exorde rappelle les paroles de Jésus-Christ sur Judas, et prépare l'esprit au mélange d'horreur et de pitié que va bientôt causer le spectacle des traîtres et de leur supplice. [3] Tabernick et Pietrapana sont deux montagnes la première en Esclavonie et l'autre en Toscane. [4] Dante, après avoir peint l'effet du froid sur ces têtes par le grelottement des dents et la fumée de l'haleine, dit qu'elles se tenaient la face baissée sur le lac; c'était pour laisser écouler les larmes que leur arrachait la douleur qu'elles gardaient cette attitude. Toutes les fois qu'elles se relèvent, leurs pleurs se gèlent autour de leurs paupières et sur leurs joues; ce qui augmente encore leurs douleurs. [5] Ce sont ici deux frères, tous deux fils d'Albert, seigneur de la vallée de Falteron, où coule le Bizencio, à trois lieues environ de Florence. Après la mort de leur père, ils se mirent à piller leurs vassaux et leurs voisins et commirent les plus grandes violences. Mais la cupidité qui les avait unis les divisa bientôt; ils en vinrent aux armes et s'entretuèrent. Leur supplice est d'être à jamais collés l'un contre l'autre dans le cercle de Caïn et d'y nourrir leur inimitié fraternelle dans une lutte sans repos et sans terme. [6] L'ombre qui vient de nommer les deux frères désigne ici Mauduit, fils d'Artus, ce roi d'Angleterre si fameux dans nos romanciers. Il s'était mis en embuscade pour tuer son père; mais Artus le prévint et le perça d'un coup de lance. [7] Focacia Cancellieri avait tué son oncle, et ce meurtre fut cause que les Cancellieri, la plus puissante famille de Pistoie, se divisèrent entre eux, ce qui forma les deux partis des Noirs et des Blancs. Nous avons dit comment ces dissensions pénétrèrent dans Florence. [8] Mascaron avait aussi tué son oncle. [9] L'ombre se nomme elle-même. C'était un homme de la famille des Pazzi qui en avait tué un autre de celle des Uberti. [10] Carlin, aussi de la famille des Pazzi, avait trahi la confiance des Gibelins en livrant un château aux Guelfes de Florence. [11] Le poëte passe avec son guide vers le giron dit d'Anténor, prince troyen, qui fut soupçonné d'avoir livré la ville de Troie aux Grecs. Horace dit qu'il avait seulement conseillé de leur rendre Hélène, afin de couper la guerre dans sa racine; et il se peut bien que Pâris ait trouvé que c'était là le conseil d'un traître; mais Dante n'aurait pas dû le damner si légèrement. On est tenté de dire, en voyant sa prédilection pour tout ce qui concerne Troie, que ce poëte, persuadé d'ailleurs qu'il descendait des anciens Romains, n'était pas éloigné de se croire un peu de sang troyen dans les veines. C'est ainsi qu'à la renaissance des lettres, Ronsard et quelques autres crurent ne pouvoir chanter les rois de France qu'en leur donnant un peu du sang d'Hector, afin, pour ainsi dire, de les rendre épiques: tant Homère et Virgile avaient ouvert et fermé pour eux les sources de l'intérêt et du merveilleux! Il y a seulement cette différence, que Dante était un poëte républicain, et que, s'étant fait le héros de son poëme, il s'en est appliqué tout le merveilleux et l'intérêt. [12] Celui qui crie et qui est nommé plus bas était un Florentin de la famille des Abatti, appelé Bocca. Dans la bataille de Montaperti, où 4,000 Guelfes furent massacrés sur les bords de l'Arbia (comme on a vu aux notes du chant X, sur Farinat), ce Bocca, gagné par l'argent des Gibelins, s'approcha de celui qui portait l'étendard, et lui coupa la main; les Guelfes, ne voyant plus leur étendard, se mirent en fuite et furent massacrés. Il a raison de craindre que tout Florentin ne veuille se venger de cette horrible trahison. [13] Parce qu'en effet, quoique tout homme eût le droit de punir un traître, il semble qu'étant sous la main de la justice divine, il en devienne comme sacré; et c'est ce respect pour les morts que Bocca invoque ici. [14] Bose Duera était de Crémone et fut chargé par les Gibelins de s'opposer au passage d'une armée française que Charles d'Anjou faisait venir en Italie contre Mainfroi; mais il se laissa corrompre par l'argent des Français et leur abandonna le passage. [15] L'abbé Beccaria, de Pavie, fut l'envoyé du pape à Florence et s'ingéra de vouloir ôter le gouvernement aux Guelfes pour le donner aux Gibelins. On découvrit ses manoeuvres, et il eut la tête tranchée. [16] Soldanier était Gibelin, et avait trahi cette faction pour s'attacher aux Guelfes. Gano ou Ganellon, envoyé par Charlemagne auprès des Sarrasins d'Espagne, leur conseilla d'attaquer l'armée de ce prince, qui s'était engagée dans les défilés. Son avis fut exécuté, et l'arrière-garde de l'armée française fut mise en pièces. Le fameux Roland y périt avec les autres paladins: c'est la grande journée de Roncevaux. [17] Tribaldel tenait la ville de Faënza pour le comte de Montefeltro, et il en ouvrit les portes aux Français qui remplissaient alors la Romagne, où le pape Martin IV les avait attirés. [18] Tydée, père de Diomède, fut blessé mortellement au siége de Thèbes, par Ménalippe. Furieux de se voir mourir, il voulut qu'on lui apportât la tête de son ennemi, et la déchira à belles dents. Minerve, offensée de cette action barbare, abandonna ce héros, qu'elle avait toujours protégé, et le laissa périr. C'est ici que commence la terrible aventure d'Ugolin, morceau connu de tout le monde. Comme la plupart des lecteurs courront d'abord à cet épisode, je vais le faire précéder d'une note, afin qu'on puisse le lire sans distraction. Ugolin, comte de la Gherardesca, était un noble Pisan, de la faction Guelfe: il s'accorda avec Roger, archevêque de Pise, lequel était Gibelin, pour ôter à Nino Visconti le gouvernement de la ville. Ils y réussirent et gouvernèrent ensemble; mais bientôt l'archevêque, jaloux de l'ascendant que son collègue prenait sur lui, voulut le perdre. Pour y parvenir, il fit courir des bruits qu'Ugolin avait trahi la patrie, en livrant quelques châteaux aux Florentins et aux Lucquois, sous couleur de restitution; et quand il vit les esprits bien préparés, il vint un jour, suivi de tout le peuple, et précédé de la croix, à la maison du comte, et, l'ayant saisi avec ses quatre enfants, il les fit jeter ensemble dans une tour. Quelques jours après, soit pour empêcher qu'on n'apportât de la nourriture à ces malheureux, ou qu'il craignît quelque retour du peuple, il vint fermer lui-même la porte de la tour, et en jeta les clefs dans la rivière. Cette prison fut depuis appelée la Tour de la faim. Le poëte, supposant avec art que ce qu'on vient de lire est connu de tout le monde, ne fait raconter à Ugolin que ce qui se passa dans la tour, entre lui et ses enfants, depuis qu'on leur eut fermé la porte et refusé toute nourriture: détail qu'en effet le public ne peut connaître. Nous observerons que le comte Ugolin se trouve dans ce cercle, parce qu'il était vrai sans doute qu'il avait trahi les intérêts de sa patrie, et que, malgré toute la pitié qu'inspirent ses malheurs, il faut que justice se fasse. Mais c'est par une justice plus grande encore que la tête de Roger est abandonnée à la fureur d'Ugolin, qui doit assouvir à jamais sur elle sa faim et sa vengeance. Cet archevêque avait aussi trop outragé la nature en condamnant un père et ses quatre enfants à finir leurs jours d'une manière si cruelle, les uns en présence des autres.
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