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CHANT XXII



Suite de la cinquième vallée.--Prévaricateurs qui ont vendu les grâces et les emplois.--Combat de deux démons.--Passage à la sixième vallée.


La Divine Comedie - L'Enfer de Dante Alighieri:

J'ai vu les armées s'ébranler, les bataillons se déployer, se heurter et fuir en déroute: j'ai vu aux champs d'Arezzo [1] les escadrons légers se précipiter dans les plaines: j'ai entendu le choc des tournois et des joûtes guerrières, et les tambours et les trompettes, l'airain des temples et les signaux des villes, se mêler aux clairons toscans et aux instruments barbares: mais ni le bruit des batailles, ni le cri d'un navire à la vue du port ou des étoiles, n'ont rien qui ressemble au signal de la troupe infernale [2].

Nous suivions la maligne escorte des esprits: quels compagnons, ô ciel! mais l'Eglise a ses saints, et la taverne ses suppôts [3].

J'avançais toutefois, sans perdre de vue la poix bouillante, afin de reconnaître les peuples qui s'en abreuvent à jamais; et comme un pilote voit les dauphins dont les croupes nombreuses, se jouant dans les vagues, lui présagent la tempête: ainsi je voyais les dos recourbés des coupables, qui, pour alléger leurs peines, se levaient sur l'épais bitume, et s'y replongeaient soudain.

D'autres encore, dont les têtes bordaient les deux côtés de la vallée, disparaissaient tour à tour, à l'approche du chef des démons qui marchait en avant.

Je les voyais s'enfoncer dans la résine noire, tels que des grenouilles au fond de leurs marécages; et comme souvent l'une d'entre elles, plus tardive, ne suit pas ses compagnes, ainsi je vis, et j'en frissonne encore, un seul de ces infortunés qui osa trop attendre.

Tout à coup l'esprit malfaisant, qui serrait les bords de plus près, l'accrocha par sa gluante chevelure, et l'enleva comme une loutre qui pend à l'hameçon.

À cette vue, la race maudite cria tout d'une voix:

--Fais-lui sentir, compagnon, fais-lui sentir tes ongles.

Je dis alors à mon guide:

--Hâtez-vous d'apprendre, s'il est possible, quel est le malheureux tombé dans ces mains ennemies.

Le poëte s'approcha de lui au même instant, et lui demanda quelle était sa patrie, il répondit:

--J'ai vu le jour dans le royaume de Navarre: ma mère, veuve d'un époux dissipateur, adultère et suicide, engagea ma jeunesse au service d'un courtisan. Je sus dans la suite m'approcher du coeur du bon roi Thibault; mais je ne tardai pas à faire auprès de lui le trafic dont je rends compte dans la poix bouillante [4].

Le Navarrois, parlant ainsi au milieu des démons, était comme la souris tremblante au milieu des chats perfides.

Déjà l'un d'entre eux, à qui deux longues défenses hérissaient les lèvres, lui faisait sentir leur pointe cruelle; mais le chef l'entourant de ses bras:

--Laissez, laissez, dit-il aux autres; c'est à ma fourche qu'il est dû.

Et d'abord se tournant vers mon guide, il lui cria:

--Faites-le parler encore avant qu'on le déchire.

Le sage prit donc la parole:

--Connaîtrais-tu quelque âme italienne dans la poix obscure?

Le coupable répondit:

--Il en est une que les mers d'Italie ont vu naître, et j'étais naguère à ses côtés. Que n'y suis-je encore! je n'aurais pas devant moi ces griffes et ces crocs.

--C'est trop de patience, cria l'un des démons.

Et, lui jetant sur les bras sa fourche recourbée, il en arrachait des lambeaux: un autre en même temps s'attachait à ses jambes; et l'infernal décurion s'acharnait comme eux autour de l'ombre malheureuse.

Quand les monstres se furent un peu lassés, mon guide voulut parler à cet infortuné qui regardait avec effroi toutes ses blessures.

--Quel est donc, lui dit-il, cet homme d'Italie que tu viens de quitter pour ton malheur?

--C'est, répliqua-t-il d'une voix faible, le juge de Gallure [5], frère Gomite, ce vase d'iniquité, qui, tenant dans ses mains les ennemis de son maître, les renvoya si contents de lui; ils ont eu, dit-il, la liberté, et moi leur or. C'est ainsi que sa main vénale trafiqua toujours des dignités et des grâces. Sans cesse le sénéchal de Logodor [6] est avec lui, et la Sardaigne est l'éternel objet de leurs plus doux entretiens. Ô moi, chétif! j'allais en dire davantage; mais ne le voyez-vous pas grincer des dents, celui qui s'apprête à me déchirer?

Le chef des autres en vit un prêt à frapper, qui tordait sa prunelle effroyable, et lui dit en le heurtant:

--Laisse-nous donc, mauvais génie.

Ainsi l'ombre tremblante reprit son discours:

--Si votre désir est de voir et d'entendre d'autres coupables, j'en ferai paraître de Toscane et de Lombardie; mais la présence des esprits les retiendrait toujours: qu'on me laisse donc seul sur le roc, et d'un sifflement qui m'est connu, j'en vais attirer sept après moi; car tel est notre usage quand le moment de respirer est venu.

À ces mots, l'un des démons, souriant avec horreur, secoua la tête et dit:

--Voyez l'invention du traître qui pense nous échapper?

--Certes, répliqua ce grand maître d'artifice, si je suis traître, c'est aux miens puisque je les appelle à de nouvelles douleurs.

Mais un démon plus crédule prit la parole, et dit à l'infortuné:

--Si tu t'échappes, ce n'est point à la vitesse de mes pieds, mais au vol de mes ailes, que je veux me fier, et je plongerai sur toi jusque dans la poix bouillante. Amis, quittons la rive, et cachons-nous dans ces roches: éprouvons si un seul prévaudra contre dix.

Lecteur, connais à présent la fin de l'artifice. Déjà le démon qui s'était montré le plus défiant se retirait vers les roches, suivi de tous les siens, quand le Navarrois saisit l'instant, se dresse sur ses pieds, et d'un saut léger se dérobe au rivage et à ses ennemis. Le bruit de sa chute les consterna, et celui dont le conseil causait l'affront de tous, s'élança tout à coup en criant: «Je t'aurai;» mais en vain; car, plus prompte que son vol, la Crainte précipita l'ombre au fond du gouffre, et l'ange, en volant, n'effleura que sa surface. Ainsi, quand le faucon tombe et s'approche, le canard fuit et se glisse dans l'onde et le faucon repasse dans les airs.

Cependant un des noirs esprits, furieux de l'outrage, avait d'une aile rapide suivi son compagnon; et, charmé de le voir manquer sa proie, il se tourna plein de rage contre lui, et le lia de ses ongles crochus.

L'autre, comme un léger épervier, fut prompt à l'empoigner de ses robustes serres, et je les vis tomber tous deux dans la poix ardente.

La violence du feu les sépara; mais pour s'élever du gouffre, ils agitaient inutilement leurs ailes gluantes.

Le chef attristé fit voler aussitôt quatre des siens sur l'autre bord; ils s'abattirent légèrement, et présentèrent leurs fourches allongées aux deux malheureux, qui levaient faiblement leurs bras déjà roidis sous la croûte enflammée du bitume.

Nous partîmes alors, et nous laissâmes là notre escorte se débattre à loisir.






[1] Le poëte fait allusion à la bataille de Campaldino, gagnée sur les habitants d'Arezzo. Il s'y comporta fort bien. On a vu qu'il a déjà fait mention de la prise de Caprone, à laquelle il avait contribué. Il est rare que les poëtes tirent leurs comparaisons des affaires où ils se sont trouvés: mais Dante était poëte et guerrier à la fois.

[2] On est fâché que Dante revienne encore ici à l'insolente trompette dont s'était servi ce diable, et qu'il arrête si longtemps l'imagination du lecteur sur cette idée, en l'entourant de tant de comparaisons, pour la faire mieux ressortir.

[3] Le poëte, par cette expression proverbiale, paraît vouloir s'excuser de la bassesse et des expressions burlesques de ses diables. Le traducteur a tâché de voiler par la noblesse de son style la naïveté grossière de son texte. Il a négligé de rendre les noms que Dante donne à ces dix démons, parce qu'ils sont d'une harmonie ridicule; et parce que le court rôle que jouent ces farfadets rend leurs noms fort inutiles à connaître. Puisque ce poëte ne voulait pas leur donner plus de majesté, il eût bien fait de s'en passer: la police des Enfers se serait bien faite sans eux.

[4] Il se nommait Janpol: sa mère, qui était d'une bonne maison, se trouvant dans l'indigence après la mort de son mari, mit son fils au service d'un baron qui était à la cour de Thibault, roi de Navarre. Janpol gagna les bonnes grâces du roi et ne profita de sa faveur que pour vendre à prix d'or les dignités et les emplois du royaume. Dante donne un caractère très-fin à Janpol, pour faire allusion au proverbe qui dit, qu'un Navarrois en sait plus que le diable.

[5] Vers l'an 1117, les Pisans et les Génois, ayant conquis la Sardaigne, partagèrent cette île en quatre judicatures ou bailliages: le premier nommé Logodor, le second Cagliari, le troisième Gallure, et le quatrième Alborea. Nino Visconti, de Pise, ayant obtenu le département de Gallure, y établit pour son lieutenant frère Gomite. Les exactions et les injustices criantes de ce Gomite, qui s'était laissé corrompre par les ennemis de son maître, et leur avait vendu la liberté, furent cause que Nino le fit pendre. Gomite portait le nom de frère, parce qu'il était de l'ordre des Frères joyeux, dont il sera parlé ci-après.

[6] Frédéric II eut un fils naturel qui posséda le bailliage de Logodor. Michel Zanche fut son sénéchal et finit par s'emparer du bailliage; mais il fut bientôt assassiné, comme on verra au chant XXXIII.




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