Précédent | Suivant | Texte intégral de l'enfer de Dante | Accueil CHANT XIV
L'arbuste achevait son récit d'une voix plus faible; et moi, que l'amour de la patrie et la compassion déchiraient à la fois, je me hâtai de rassembler autour de lui ses membres épars. Ensuite je marchai sur les pas de mon guide, vers les confins où se termine la forêt. C'est là que l'éternelle justice prend des formes nouvelles et plus effrayantes: là, notre vue s'égara dans une terre désolée, où le ciel avait éteint tout germe de vie; des sables arides et profonds en remplissaient l'étendue, tels qu'ils s'offrirent à Caton dans la brûlante Libye. Nous avancions sur ces stériles bords, en côtoyant la forêt qui, après avoir baigné son premier contour dans le fleuve de sang, forme avec ses derniers troncs la hideuse ceinture de cette plage nue et déserte. Ô vengeance du ciel! de quel effroi le spectacle que tu m'offres va remplir l'âme de mes lecteurs! J'ai vu la foule innombrable des âmes dispersées dans ces régions: mon oreille a retenti des rugissements de leur désespoir. Une cruelle providence donnait à leur supplice des formes et des lois diverses. Les unes, gisantes et renversées, étaient immobiles: les autres étaient assises et courbées; enfin beaucoup d'autres couraient éperdues dans ces déserts. Cette troupe errante était la plus nombreuse; mais celle que le sort avait fixée poussait des cris plus désespérés. Sur ces plaines sablonneuses, des flammes descendaient lentement en pluie éternelle, ainsi que la neige qu'un ciel tranquille verse à flocons sur les Alpes: ou pareilles à ces feux qu'Alexandre voyait tomber aux rives de l'Indus, et qui s'éteignirent quand la terre, durcie sous les pieds des soldats, ne maria plus ses vapeurs aux influences d'un ciel brûlant [1]. C'est ainsi que la voûte infernale épanche à jamais ses torrents embrasés: le sable qui les reçoit s'en pénètre; et, s'enflammant comme l'amorce légère, rend tous ces feux aux réprouvés et double ainsi leurs tortures. Consumés, forcenés, transpercés de douleur, ils se roulent et se débattent, repoussant, secouant sans cesse les flèches dévorantes qui se succèdent sans discontinuation [2]. --Ô vous! dis-je à mon guide, qui n'avez éprouvé d'autre obstacle ici-bas que dans l'obstination des anges rebelles, daignez m'apprendre quelle est cette grande ombre qui semble mépriser ses tourments et dont le front superbe n'a point fléchi sous des torrents de feu? Cette ombre m'entendit, et me cria: --Tel je fus sous les cieux, tel je suis aux Enfers: que Jupiter irrité foudroie encore ma tête; il appellera Vulcain à son aide, ainsi qu'aux champs de Thessalie; il lassera les noirs Cyclopes, et m'environnera de ses tonnerres; et moi, je braverai toujours sa vengeance [3]. Alors mon guide éleva la voix, telle que je ne l'avais point encore entendue: --Ô Capanée, s'écria-t-il, tes peines s'accroissent de ton indomptable orgueil; et ton coeur obstiné a trouvé dans ses fureurs des tortures dignes de lui. Ensuite, se tournant vers moi: --Voilà, me dit-il d'un ton plus calme, un des sept rois qui assiégèrent Thèbes: il méprisa le Ciel et paraît le mépriser encore; mais tu viens de l'entendre, il a trouvé dans son fol orgueil un assez cruel vengeur. Maintenant suis mes pas sur les bords de la forêt, et garde-toi d'avancer dans les sables ardents. Je le suivis en silence vers un ruisseau qui sortait de la forêt, et fuyait dans les sables. Je ne me rappelle point sans frissonner ses flots rougissants, tels que les eaux thermales de Viterbe, dont la débauche arrose ses réduits [4]. Le ruisseau coulait sur un fond de pierre, et ses bords nous offraient une voie large et solide. Mon guide me dit: --Depuis que nous avons franchi le seuil toujours ouvert de ces tristes demeures, ton oeil n'a point vu de prodige semblable à ce ruisseau qui absorbe sans cesse les flammes qui pleuvent dans son sein. Je le conjurai alors de satisfaire les désirs que ces paroles réveillaient en moi, et il me parla ainsi: --Une île, aujourd'hui sans gloire, est assise au milieu des mers: c'est la Crète, dont le premier roi régna sur un siècle innocent. Le mont Ida s'y voit encore. Autrefois, des sources pures et des forêts verdoyantes paraient sa tête; mais le temps a flétri tous ses honneurs. C'est là que Cybèle cacha le berceau de son fils, et que les Corybantes couvraient de leurs sons bruyants les cris du jeune dieu. Dans les flancs caverneux du mont, un vieux géant est debout: il tourne le dos à Damiette, et ses regards vers Rome, qu'il fixe attentivement. Sa tête est d'or pur; sa poitrine et ses bras d'argent; l'airain forme sa taille, et le reste est du fer le plus dur, excepté le pied droit, qui est d'argile; et c'est sur lui que le colosse entier repose. L'or de sa tête ne s'est point altéré; mais ses autres membres s'entr'ouvrent de toutes parts: ces fentes nombreuses se remplissent de larmes qui tombent goutte à goutte, et vont se frayer un sentier dans les cavités de la montagne. Filtrées dans des routes secrètes, elles se rassemblent aux Enfers pour y former le Styx, l'Achéron et le Phlégéton: enfin elles se précipitent, par cet étroit canal, dans le dernier gouffre de l'abîme, et prennent le nom de Cocyte [5]. --Puisqu'il est vrai, repris-je alors, que ce ruisseau traverse l'empire des ombres, pourquoi le voyons-nous pour la première fois? --Tu sais, me dit le sage, que les Enfers sont creusés en cercle, de degrés en degrés jusqu'au centre du monde, et quoique notre descente approche de son terme, nous n'avons vu que la dixième part de chaque enceinte: ainsi la révolution d'un cercle entier sera la mesure et la fin de notre voyage [6]. Ne sois donc pas surpris si les abîmes nous offrent encore des objets inconnus. --Mais, repris-je aussitôt, le Phlégéton et le Léthé, ce fleuve d'oubli que vous n'avez point nommé, où sont-ils? --Apprends, répondit l'illustre poëte, que la rivière de sang t'a déjà montré le Phlégéton; et, quant au fleuve d'oubli, n'espère pas le rencontrer dans ces gouffres: il arrose des lieux où le repentir, le pardon et l'espérance habitent [7]. Éloignons-nous, il est temps, des bords de la forêt: ce ruisseau, où les traits de flamme viennent s'éteindre, trace le sentier devant nous.
[2] On a tâché d'imiter, par le jeu des participes en é et en ant, les contorsions de ces malheureux. Le texte dit qu'ils font une danse nommée tresca: on trouve au roman de la Rose, karoles, danses et tresches. [3] Comme dans la guerre contre les géants. Ici l'attitude du personnage répond très bien à son caractère. Les grands poëtes ne manquent jamais à cette règle qui veut qu'on lise les dispositions de l'âme sur les traits du visage ou sur l'attitude générale du corps; de sorte qu'on pourrait deviner les sentiments du personnage avant qu'il parle, ou le reconnaître même avant que le poëte l'ait nommé. C'est d'après cette règle que M. Diderot relève très-justement les traducteurs d'Homère, et même Longin, qui ont prêté à Ajax un propos de Capanée, tandis qu'Homère lui donne une attitude suppliante. [4] Ces eaux minérales passent à Viterbe dans le quartier des filles, et leur servent à des usages attestés par la couleur dont elles sont au sortir de là. On plaçait jadis les filles sur le bord des eaux, d'où sont venus les mots de Bordel et de Ribaud. [5] Voici l'explication de cette belle allégorie: La Crète a été le berceau de Saturne et de Jupiter, premiers rois dont parle la tradition, par conséquent le théâtre des premiers événements du monde. Ce vieux géant est le Temps, qui n'a d'existence que celle que lui donne l'histoire dans le souvenir des hommes; il tourne le dos à Damiette, c'est-à-dire à l'Orient, où se sont passées les premières révolutions du globe, et où les anciennes monarchies des Mèdes et des Grecs ont occupé jadis son attention; il regarde Rome, qui est devenue le centre de tout, et qui a donné à l'Occident l'empire qu'a perdu l'Orient. Les différents métaux qui composent ce colosse désignent les époques ou les âges connus sous les noms de siècle d'or, d'argent, d'airain et de fer. Le pied d'argile, qui porte le corps entier, est le siècle même où vivait l'auteur; et c'est toujours le mauvais temps que celui où l'on existe. Les crevasses dont la tête, c'est-à-dire l'âge d'or, est seule exceptée, représentent les secousses et les catastrophes que les crimes des hommes ont causées au monde; elles sont assez nombreuses et fournissent assez de larmes pour former les fleuves qui arrosent les Enfers, et qui sont ainsi le résultat des pleurs et des crimes de chaque siècle. [6] Dante donne ici une idée fort claire de son voyage et de son Enfer. Il y a dix grandes enceintes qui le partagent; il ne voit, en descendant de l'un à l'autre, que la dixième partie de chacune: il sera donc au dernier cercle, c'est-à-dire au centre du globe, quand il aura parcouru la valeur d'un cercle entier. [7] Il veut dire le Purgatoire.
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Le texte intégral de l'Enfer
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