Précédent | Suivant | Texte intégral de l'enfer de Dante | Accueil CHANT XXIX
La foule des morts, le sang et les blessures m'avaient plongé dans une si douloureuse ivresse, que mes yeux, noyés de larmes, ne se lassaient pas d'en verser. --Que fais-tu donc? me dit le sage. N'es-tu pas rassasié du spectacle de ces ombres mutilées? Ce n'est pas ainsi que je t'ai vu plus haut; et, si tu crois nombrer leur multitude, songe à l'immense contour de la vallée [1]: déjà la lune passe sous nos pieds [2], le temps qui nous fut mesuré s'écoule, et ce qui reste à parcourir est encore autre que tu ne penses. --Si le sujet de mes larmes vous était mieux connu, lui dis-je, vous m'en laisseriez répandre encore. Cependant, il s'était avancé; et moi, poursuivant l'entretien: --J'ai cru, repris-je, au fond de l'enceinte où j'attachais mes regards, reconnaître un homme de mon sang qui pleurait avec la foule malheureuse. --N'arrête pas, me dit le poëte, n'arrête pas plus longtemps tes regrets sur lui; car je l'ai vu là-bas te désigner en te menaçant de la main, et ses compagnons l'ont nommé Géri du Bello [3]; mais il s'est dérobé pendant tes dernières paroles avec cette ombre d'Angleterre. --Ô bon génie, m'écriai-je, c'est la mort funeste dont il a péri, et dont les siens n'ont pas vengé l'outrage, qui m'a valu cet affront! mais son fier silence parle avec plus de force à mon âme attendrie. C'est dans ces entretiens que nous poursuivions notre route, et nous parvînmes ainsi à la dixième et dernière des vallées maudites: mais nous étions à peine vers la base du pont, que, de ses cavités sombres, il s'éleva des cris mêlés de plaintes, des voix perçantes et lamentables, dont les sons aiguisés par la pitié pénétrèrent tous mes sens; si bien que je m'arrêtai par trop d'émotion, levant les mains et fermant mes oreilles. Tel que serait, au déclin d'un été malfaisant, le spectacle des hôpitaux de Sardaigne, des marais de Toscane et des vallons du Clain, versant à la fois leurs malades dans une même fosse; telle s'offrit la dixième vallée, et tel s'exhalait de ses flancs un air de corruption et de mort. Aussitôt nous descendîmes de la voûte du pont vers la rive opposée, et c'est alors que je reconnus la place où l'inexorable justice appelle et retient à jamais les faussaires. Lorsque autrefois, dans sa grande mortalité, l'île d'Égine vit tomber depuis l'homme jusqu'à l'insecte, et que d'une fourmilière il sortit, suivant les poëtes, de nouveaux citoyens pour la repeupler [4], sans doute il ne fut pas plus triste d'y voir chaque jour la foule des mourants, qu'il ne l'était ici de contempler les ombres malades languissamment éparses dans toute la vallée et sous diverses attitudes: celle-ci couchée sur son ventre et immobile, celle-là haletante sur les flancs de sa compagne, et telle autre qui se traînait en rampant. Nous marchions cependant pas à pas et en silence dans ces gorges obscures, écoutant et remarquant ces spectres moribonds qui ne pouvaient se soutenir; et j'en vis deux assis, adossés l'un à l'autre, tous deux encroûtés d'une lèpre immonde. Jamais l'écuyer que l'oeil du maître ou le sommeil sollicite ne promena d'une main plus agile son étrille légère, que ne faisaient les deux coupables, ramenant sans cesse leurs ongles de la tête aux pieds, et se défigurant de coups et de morsures, pour apaiser l'effroyable prurit qui les dévorait; et comme le poisson se dépouille sous le tranchant du couteau, ainsi leur peau tombait en écailles sous l'effort de leurs infatigables doigts. Mon guide s'adressant au premier: --Malheureux, lui dit-il, dont le supplice est de tenailler et de déchirer ton corps sans relâche, apprends-nous s'il est ici quelque âme d'Italie, et puissent, dans ce travail, tes mains désespérées ne pas tomber de lassitude! --Nous en fûmes tous deux, répondit-il en pleurant, nous que tu vois sous cette lèpre horrible. Mais toi, qui es-tu pour nous interroger ainsi? --Je passe, reprit mon guide, et je descends de cercle en cercle pour montrer les Enfers à cet homme vivant. À ce mot, les deux lépreux et tous ceux qui l'entendirent, troublés de surprise, s'écartèrent l'un de l'autre et se tournèrent vers moi pour me considérer. --C'est à toi maintenant de les entretenir, me dit le sage. Et moi, prenant la parole: --S'il est vrai, leur criai-je, que votre mémoire n'ait point échappé au souvenir des hommes, ne refusez pas de nous dire qui vous êtes, et que la honte du supplice n'enchaîne pas vos langues. --Je fus d'Arezzo, répondit le premier, et c'est Albert de Sienne qui causa ma mort [5]. Je feignis un jour de lui dire que je pourrais m'élever et voler dans les airs: ce jeune insensé désira mon secret; et parce que je ne pus le changer en Dédale, il m'accusa devant celui qui se croyait son père, et je fus conduit au bûcher. Mais ce qui fut le sujet de ma mort ne l'est pas ici de mes peines: c'est pour l'alchimie que l'infaillible juge m'a jeté dans la dixième vallée. --Fut-il jamais, dis-je à mon guide, nation plus frivole que la Siennoise? Certes, pas même la Française [6]. À quoi le second lépreux ajouta: --Exceptez-en le Stricca, si modéré dans ses dépenses [7]; et Nicolo, inventeur de la riche mode, qui le premier parfuma ses repas des épices de l'Orient [8]; et toute cette jeunesse folle avec qui d'Abaillat et d'Ascian perdirent l'un sa raison et l'autre sa fortune [9]. Mais pour que tu saches quel est celui qui ajoute ainsi à tes paroles, regarde-moi et tâche de m'envisager; tu me reconnaîtras pour l'ombre de Capochio, qui falsifiait les métaux, et tu te souviendras sans doute que de mon naturel: j'étais assez bon singe [10].
[2] Nous répéterons encore ici que Dante fit sa descente aux Enfers vers la fin du mois de mars 1300, le soir du vendredi-saint, la lune étant en son plein à l'orient. Au chant XX, il s'était déjà passé une nuit entière, comme nous l'avons vu: maintenant que la lune est sous leurs pieds, il faut que le soleil soit sur leurs têtes, puisque ces deux astres sont en opposition: il est donc midi pour eux, jour du samedi-saint. Ils ont donc employé une nuit et la moitié du jour: ils n'ont par conséquent plus qu'environ treize à quatorze heures à passer encore dans l'Enfer; c'est-à-dire, depuis midi jusqu'au delà de minuit, puisqu'on sait que Jésus-Christ ressuscita la nuit du samedi au dimanche, de fort grand matin; et Dante affecte d'y rester aussi longtemps que Jésus-Christ. Je crois qu'on y peut évaluer leur séjour à trente-six heures tout au plus. [3] Geri du Bel, parent de Dante du côté des femmes. Un des Sachetti le tua, et sa mort ne fut vengée que trente ans après, par un de ses neveux, qui assassina un Sachetti. Le poëte insiste sur la nécessité de cette vengeance; ce qui est tout à fait dans les moeurs italiennes, et, j'ose dire, conforme à la justice. Dans une république agitée de guerres civiles, où les lois ne sont plus écoutées, ou le souverain déguisé n'a plus de droits, chacun rentre dans les siens: il faut alors qu'un meurtre soit puni par un meurtre, et ainsi de suite, jusqu'à ce que l'ordre naisse enfin de l'excès du désordre. [4] On peut lire, au livre VII des Métamorphoses, la description de cette peste, qui dépeupla l'île d'Égine: Jupiter changea en hommes toutes les fourmis de l'île, pour la repeupler. [5] Ce charlatan se nommait Grifolin. Il voulut vendre le secret de voler à Albert, bâtard de l'évêque de Sienne. Le jeune homme donna, en effet, beaucoup d'argent à Grifolin, qui se moqua de lui: mais l'évêque, instruit de la supercherie, fit condamner au feu, comme sorcier, celui qui venait de prouver qu'il ne l'était pas, puisqu'il n'avait pu s'envoler. Cet évêque se croyait père d'Albert, pour avoir aimé sa mère; mais il paraît que les infidélités de cette femme avaient rendu la paternité du prélat fort incertaine. [6] Le poëte frappe d'un seul coup sur les Français et les Siennois. En effet, si le témoignage des historiens et des poëtes étrangers ou nationaux suffit, après sept à huit cents ans, pour établir le caractère d'une nation, il est incontestable qu'on ne peut sans injustice refuser la frivolité aux Français. [7] Tout ceci est ironique. Plusieurs jeunes gens de Sienne, tous fort riches, vendirent un jour chacun leur patrimoine, et firent une bourse commune, d'où ils tirèrent sans mesure et sans défiance jusqu'à ce qu'il n'y restât plus rien. Ils tombèrent alors dans la plus affreuse misère. Outre les plaisirs ordinaires, ils aimaient beaucoup à monter des chevaux ferrés d'argent, espèce de luxe fort à la mode en ce temps-là. Le Stricca s'était rendu un des plus recommandables par ses prodigalités. [8] Nicolo passa pour un Lucullus pour avoir employé le premier les épices dans les ragoûts. Il composa un livre où il développa ses principes, et on appela sa cuisine la riche mode; d'où on peut conclure qu'avant lui on mangeait la viande sans épices, et que le boeuf à la mode, aujourd'hui si bourgeois, fut jadis un fort grand luxe. [9] L'Abaillat et Caccia d'Ascian, deux autres prodigues. [10] Capochio avait étudié avec Dante. Il commença par des recherches sur la pierre philosophale, et finit par être faux monnayeur. Quoique Dante ait bien établi la hiérarchie des vices, on doit s'apercevoir qu'il n'a pu graduer leurs punitions dans un ordre aussi évident: car ce sont les lois et la morale qui ont décidé de la gravité des crimes, et c'est l'imagination qui apprécie la rigueur des supplices; aussi quelques personnes seront peut-être plus frappées des premiers tourments que des derniers, contre l'intention du poëte. Il faut donc, pour adopter ses divisions, se prêter à toutes les illusions qu'il nous offre; et puisqu'il rembrunit de plus en plus ses couleurs, se pénétrer aussi de plus en plus de la terreur dont il environne chaque supplice. Toute illusion disparaîtrait en effet, et il n'y aurait plus de poésie si on jugeait cet ouvrage de sang-froid. L'éternité étant également attachée à tous les tourments, qu'importe à notre raison que ce soit par la glace ou par le feu qu'on souffre? D'ailleurs, pourquoi classer les réprouvés? Un homme n'est point coupable d'un crime à l'exclusion de tous les autres; un avare a pu être encore gangrené de beaucoup d'autres vices: il faudra donc qu'il se montre dans plusieurs cercles de l'Enfer, toujours le même, et toujours différemment tourmenté? Enfin, ces divisions perpétuelles amenaient nécessairement des formes monotones: Qui êtes-vous? Comment avez-vous pu vivant descendre ici-bas? etc. Sans compter qu'en plaçant à l'entrée de l'Enfer les crimes des passions, et en ne réservant que des scélératesses pour la fin, le poëte s'est trouvé d'une grande ressource. Voilà ce que la raison dirait du plan de ce poëme; parce qu'il ne peut y avoir en effet de sujet heureux qu'une action simple entourée de ses épisodes. Mais combien de défauts sont rachetés par quelques beautés vraiment poétiques! Et que ne doit-on pas à cet homme original, assez grand pour s'élever dans l'interrègne des beaux-arts, et s'y former à lui seul un empire séparé des anciens et des modernes?
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Le texte intégral de l'Enfer
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