Neuvième vallée, où sont punis les sectaires et tous ceux dont
l'opinion ou les mauvais conseils ont divisé les hommes.
Qui pourrait jamais raconter d'une voix assurée les spectacles de sang
et de blessures qui s'étalèrent devant moi?
Toute langue se refuserait sans doute, et la parole et la pensée
seraient également sans force et sans vertu.
En vain on assemblerait les générations qui dorment dans les champs de
la Pouille, théâtre de tant de guerres; et les peuples tombés sous le
fer de Turnus et d'Annibal, et ceux dont les ossements attestent encore
les victoires de Guiscard, les malheurs de Mainfroi et la prudence du
vieil Alard [1]; toute cette multitude de cadavres sanglants et mutilés
n'égalerait pas les horreurs que m'offrit la neuvième vallée.
Un homme se présenta d'abord, ouvert de la gorge à la ceinture: ses
intestins fumants pendaient sur ses genoux; et son coeur palpitait à
découvert.
Je m'arrêtai, en le voyant ainsi massacré, et je le considérai;
mais à
son tour il jeta les yeux sur moi, et prenant à deux mains les deux
côtés de sa poitrine, il me cria:
--Vois toutes mes entrailles; vois donc comme est traité Mahomet. Ali
pleure et marche devant moi, la tête fendue jusqu'au menton: avec nous
marchent et pleurent les sectaires et séminateurs de scandale; comme
ils ont divisé le monde, ils vont ainsi tronqués et misérablement
découpés: car un Ange est là-bas qui nous attend, et nous passe tour
à
tour au tranchant de son glaive; et quand nous avons parcouru le cercle
de douleur, il rouvre encore nos blessures qui se referment sans cesse
[2]. Maintenant, dis-nous qui tu es, toi qui t'arrêtes là-haut, pour
temporiser sans doute avec ta dure destinée.
--Celui-ci, répliqua mon guide, ne connaît encore ni trépas ni
damnation; et moi qui les connais, je viens le conduire de cercle en
cercle à travers l'abîme: tu peux croire à la vérité de
mes paroles.
Les morts qui l'entendirent au fond de la vallée suspendirent leur
marche, et me contemplèrent, dans leur surprise oubliant leurs
tourments.
--Va donc, toi qui verras dans peu le soleil; et dis à ton frère Dolcin
[3] qu'il s'arme et s'approvisionne, s'il ne veut bientôt me suivre
ici-bas; car les Novarois le forceraient au milieu des neiges, malgré
sa retraite escarpée.
Ainsi parla Mahomet; et portant vers la terre son pied déjà suspendu,
il poursuivit sa marche douloureuse [4].
Mais un autre, au milieu de cette foule, s'était aussi arrêté de
surprise, avec une oreille arrachée, les lèvres et le nez coupés; et
tournant vers moi son visage ainsi déshonoré, il me dit:
--Ô toi qui n'es pas descendu pour souffrir, et que j'ai vu jadis en
Italie, si trop de ressemblance ne m'abuse, ressouviens-toi de Pierre
de Médicina [5]; et quand tu fouleras la douce plaine qui tombe de
Verceil à Mercabo, tu pourras dire aux deux premiers citoyens de Fano,
à Guido et Anjolello [6], que si la prévision des morts n'est pas un
vain songe, ils seront jetés tous deux hors d'une barque, et noyés
près
de Cattolica, par l'ordre d'un tyran barbare. Du levant au couchant, et
dans toute son étendue, la Méditerranée ne fut jamais souillée
d'un tel
acte de perfidie; non pas même par les pirates, ou la race d'Argos; car
le traître [7], qui ne voit que d'un oeil (et sous qui tremblent les
terres que voudrait n'avoir pas vues telle ombre [8] qui est à mes
côtés), les attirera l'un et l'autre, et les traitera de sorte que,
pour conjurer la tempête, ils n'auront plus besoin de voeux ni de
prières.
--Si tu veux, lui répondis-je, qu'un jour ma voix te rappelle au
souvenir des tiens, fais donc que je sache à qui il en a tant coûté
d'avoir vu les terres de Rimini?
Le spectre alors porta sa main sur le menton d'une ombre qui s'était
approchée, et lui tenant la bouche ouverte:
--Le voilà, me dit-il, mais il ne parle plus. Cet ennemi du Sénat vint
trouver César qui chancelait du Rubicon, et le poussant au delà lui dit
cette parole: Quand tout est prêt, tout retard est funeste.
Oh! qu'il me parut consterné, avec sa langue tranchée jusque dans les
racines, ce Curion qui osa trop parler! Mais tout à coup un autre qui
avait les deux mains coupées, levant dans l'air obscur ses moignons
dont le sang ruisselait sur son visage, me cria:
--Qu'il te souvienne encore du Mosca [9] qui dit, hélas! ce qui est
fait est fait; d'où sont venus tous les maux de Florence.
--Et la perte de ta race, lui criai-je.
Ce qui fit qu'ajoutant douleur à douleur, il me quitta, poussant des
cris, et comme aliéné.
Cependant j'étais encore à regarder la foule qui s'écoulait, et je
vis
ce que je tremblerais d'affirmer sans témoin, si je n'avais pour moi la
conscience, incorruptible et franche interprète d'un coeur sans
reproche.
Je vis donc, et je crois voir encore marcher un corps sans tête, et
suivre ainsi le triste troupeau: mais ce corps portait d'une main sa
tête par les cheveux, comme une lampe suspendue; et cette tête nous
fixait et répétait l'antique hélas! le coupable se
précédant et
s'éclairant ainsi lui-même, comme un en deux, et deux en un: effroyable
mystère d'une justice qui prend de telles formes!
Quand il fut parvenu au pied de notre pont, le fantôme leva son bras
vers nous, pour approcher sa tête et les paroles qu'elle
prononçait.
--Toi, qui vas respirant au milieu des morts, arrête et considère mes
souffrances: vois s'il en est de comparables; et pour qu'un jour tu me
nommes là-haut, apprends que je fus Bertrand de Bornio, sinistre
conseiller du prince Jean [10]. C'est moi, nouvel Architofel, qui
soulevai le fils contre le père: aussi, pour avoir divisé ce qu'unit la
nature, je porte ma tête séparée de son tronc, par un supplice image
de
mon crime.
[1] Le poëte rappelle ici cinq grands combats tous donnés dans la
Pouille. Celui de Turnus et d'Énée; la bataille de Cannes; celle que
Robert Guiscard, un des fils de Tancrède de Hauteville, remporta en
1070 sur les habitants même de la Pouille; celle où Mainfroi perdit la
vie contre Charles d'Anjou, frère de saint Louis; enfin la victoire
décisive du même Charles contre Conradin, neveu de Mainfroi et dernier
rejeton de la maison de Souabe. Cette victoire fut attribuée aux
conseils d'Alard, vieil officier français, qui, au retour de la
Terre-Sainte, s'était attaché au service de Charles d'Anjou.
[2] On est un peu scandalisé de voir Mahomet et son gendre Ali traités
si misérablement.
[3] Mahomet s'intéresse au sort d'un abbé Dolcin, né à
Novare, qui, se
voyant persécuté par son évêque, s'enfuit sur les montagnes du
Trentin,
où il attroupa 3 à 4,000 personnes, en leur prêchant la
communauté des
biens et celle des femmes. On le poursuivit sur une montagne escarpée,
entre Novare et Verceil, et on affama sa petite armée. Il fut pris et
condamné au dernier supplice, qu'il souffrit avec grandeur, plutôt que
d'abjurer sa doctrine. Quelques-uns de ses disciples, et sa femme, qui
était jeune et belle, imitèrent sa constance. Dolcin était fort
éloquent pour son siècle; il avait été nourri et
élevé par un prêtre
savoyard; et, ayant un jour été surpris faisant un vol, il s'était
enfui à Turin. Il écrivit contre l'inégalité des conditions et
contre
l'Église; il voulut ramener les hommes à l'état qu'on nomme pure
nature; enfin, il chercha la persécution et la gloire. On est frappé
des rapports qu'eut ce novateur avec un écrivain de nos jours; la seule
différence se trouve dans la catastrophe.
[4] Par cette phrase, Mahomet s'arrête, parle et marche à la fois, il
est moitié sur terre et moitié en l'air. C'est une grande finesse de
l'art que ce style toujours remuant, qui fait sans cesse travailler
l'imagination. Le secret consiste à suspendre l'action au moment où
elle se fait, et à ne jamais la peindre achevée. Les grands peintres
saisissent toujours ce demi-chemin d'action qui laisse deviner ce qui
vient de se passer et ce qui va suivre. En représentant l'action déjà
faite, le tableau n'a plus de mouvement; un coup d'oeil suffit au
spectateur, dont l'imagination n'espère plus rien.
[5] Pierre de Médicina était un intrigant qui sut gagner la confiance
des différents princes d'Italie; mais il ne profita de l'accès qu'il
avait auprès d'eux que pour les brouiller ensemble.
[6] Guido Casero et Angiolello Cagnano étaient les deux premiers
citoyens de Fano. Malatestino, tyran de Rimini, leur manda un jour de
venir dîner avec lui, sous le prétexte de quelque affaire importante.
Ils s'embarquèrent sans défiance; mais leurs guides, suivant l'ordre
secret qu'ils en avaient reçu, les jetèrent dans la mer, près de
Cattolica.
[7] Malatestino était borgne et bossu.
[8] Cette ombre est celle de Curion, chassé du Sénat pour son
attachement au parti de César. Il passa dans son camp et c'est dans
Lucain qu'on trouve les paroles que lui prête Dante:
Tolle moras; semper nocuit differre paratis
[9] Mosca, de la maison des Uberti: le même dont
a été parlé au chant VI.
Un jeune homme nommé Buondelmonte, qui devait épouser une demoiselle de
la maison des Amidei, leur fit l'affront d'épouser une Donati. Aussitôt
les offensés et tous les amis se rassemblèrent pour délibérer
sur la
vengeance; mais Mosca, bouillant de colère, dit qu'il fallait agir et
non délibérer, et, ayant rencontré le coupable, le perça de
plusieurs
coups de poignard. De là naquirent ces querelles interminables de
famille à famille dont Florence fut si longtemps travaillée.
La maison des Uberti, comme nous l'avons déjà vu, fut rasée et
leur
race exilée à jamais. Mosca se retire doublement malheureux par les
maux qu'il a faits à son pays et par la ruine de sa famille qu'il vient
d'apprendre. Tout ceci devait être bien frappant aux yeux des
Florentins, qui se rappelaient le crime de Mosca, qui voyaient dans les
rues la place où avait été le palais des Uberti, et qui entendaient
chaque jour dans leur église les imprécations qu'un prêtre
lançait, par
ordre de la République, contre cette maison. (Voyez la note 5 du
chant X.)
[10] Bertrand de Bornio. Henri II, roi d'Angleterre, le plaça
auprès
du prince Jean son fils, qui employait des sommes considérables en
folles dépenses. Bertrand, au lieu de prêcher la modération au jeune
prince, lui inspira l'indépendance et le fit révolter contre son
père.
On en vint aux mains, et Jean fut blessé à mort dans le combat. On
rapporte qu'ayant emprunté cent mille florins aux Bardi, de Florence,
il mit dans son testament cette clause où on remarque je ne sais quel
mélange d'héroïsme et de superstition: «Je donne mon âme au
diable, si
le roi mon père ne tient pas mes engagements avec les Bardi.»
Le poëte continue de proportionner et d'approprier la peine au délit.
Seulement, dans le supplice de Mahomet, on est fâché de le voir passer
du terrible à l'atroce et au dégoûtant. Son coeur palpitant à
découvert,
n'est déjà que trop fort: mais comment rendre il tristo sacco che
merda fà di quel che si trangugia? Il faut laisser digérer cette
phrase aux amateurs du mot à mot.
Je ne relèverai plus les choses de cette nature: c'est avec un poëte
aussi parfait que Virgile, qu'il faudrait noter les défauts; mais avec
Dante, il faut remarquer les beautés.
Précédent
| Suivant
| Contents