Précédent | Suivant | Texte intégral de l'enfer de Dante | Accueil CHANT XXIV
Vers le retour de l'année, jeune encore, où déjà le soleil plonge son front pâlissant dans l'urne pluvieuse [1]: quand le jour s'accroît des pertes de la nuit, et que les voiles transparents de la gelée imitent au matin la robe éclatante de la neige [2], le pâtre qui n'a plus de fourrages se lève et regarde autour de lui; mais voyant partout blanchir la plaine, il se bat les flancs, et troublé par son malheur, il rentre sous ses toits, court, s'écrie et se désespère. Il sort enfin, et renaît à l'espérance lorsqu'il voit qu'un temps si court a changé l'aspect des champs: déjà la houlette en main, il chasse devant lui son troupeau, qui bondit sur la verdure. C'est ainsi que le trouble du poëte passa de son front sur le mien, et que par un aussi prompt retour, j'eus le remède après le mal; car dès que nous fûmes devant les ruines du pont, le bon génie, me regardant de ce même coup d'oeil dont il m'avait ranimé au pied de la colline [3], ouvrit les bras; et, après avoir considéré ces masses de débris d'une vue plus attentive, il me prit et me porta sur son sein; ensuite, comme un sage qui agit et délibère à la fois, il marcha d'un pas mesuré, et me souleva sur la pointe d'un roc, cherchant de l'oeil un autre appui, et me disant: --C'est là qu'il faut te prendre; mais vois d'abord s'il peut te soutenir. Certes, ce n'étaient point ici des sentiers pour des malheureux vêtus de plomb, puisque l'ombre légère du poëte, et moi suspendu dans ses bras, nous gravissions de pointe en pointe avec tant de fatigue dans ces décombres; et si ce côté ne m'eût offert des roches moins sourcilleuses, j'aurais succombé sans doute, et mon guide peut-être avec moi. Mais comme de fossé en fossé un rempart s'élève et l'autre s'abaisse, les vallées maudites se penchent ainsi comme un vaste amphithéâtre et pèsent sur l'abîme creusé dans leur centre [4]. J'étendis enfin mes bras vers les derniers rocs qui hérissent le sommet de la côte; et là, sans pouls et sans force, j'appuyai mon flanc hors d'haleine sur la pierre tranchante. --Relève-toi, me cria le maître, et secoue ta mollesse; car ce n'est point sur la plume et sous les courtines que la gloire t'attend, la gloire, sillon de lumière que l'homme doit laisser après lui, s'il n'a point glissé dans la vie, comme la fumée dans l'air, ou l'écume sur l'onde. Viens désormais, et, vainqueur de ta faiblesse, montre-moi ces mouvements généreux d'une âme qui ne se traîne point sous la grossière enveloppe des sens. Ne crois pas qu'il te suffise d'être échappé de ces gouffres; il est encore une colline et des hauteurs plus inaccessibles [5]; entends-moi donc, et que ton coeur se réveille à ma voix. J'étais déjà debout, et, montrant à mon guide des forces que je n'avais point: --Me voilà, lui dis-je; ne doutez plus de mon courage. Et aussitôt je mis le pied dans les routes étroites de ces rochers, qui me parurent encore plus âpres et plus escarpées. J'avançais toutefois, en parlant à voix haute, pour ne point trahir ma défaillance, et j'atteignis enfin le comble du pont qui embrasse la septième vallée. Là, mon oreille fut frappée de je ne sais quelle voix confuse, semblable aux frémissements inarticulés de la rage. Je m'arrêtai plus attentif; mais en vain je penchais ma tête, des yeux mortels ne pouvaient sonder ces profondes retraites de la nuit. --Maître, dis-je aussitôt, descendons sur l'autre bord; car du haut de ces roches aiguës, j'écoute sans entendre, et je regarde sans rien distinguer. --Descendons, me répondit le sage, il n'est point d'autre réponse à tes justes désirs. Aussitôt nous descendîmes vers la base du pont; et je dus alors envisager de plus près le fond de l'obscure vallée: mais je la vis partout couverte de serpents qui fourmillaient dans son ample sein. Leur multitude était de toute race et de toute forme; et ce n'est point sans frissonner que je me rappelle encore leur effroyable confusion. Que l'Afrique ne vante plus ses familles d'aspics et de basilics, et les phalanges de couleuvres et de dragons qui peuplent ses déserts; car jamais les sables de la mer Rouge ou de la noire Ethiopie n'étalèrent dans leur triste fécondité des monstres de nature si cruelle et si diverse. Sur cet horrible mélange de reptiles entrelacés, des ombres nues couraient épouvantées, sans trouver un seul abri dans les Enfers: elles couraient les bras raidis et tournés sur le dos, et leurs mains étaient entortillées de couleuvres qui se repliaient en ceinture autour leurs flancs. Je regardais, et voilà qu'un serpent, lancé près des bords où nous étions, pique un coupable à la gorge; et, dans un clin d'oeil, le coupable enflammé se consume et tombe réduit en cendres; mais cette poussière en tombant se ramassait d'elle-même, et tout à coup, se dressant sous sa première forme, le réprouvé se montra debout. Ainsi la sage antiquité nous peint le phénix mourant et renaissant après cinq siècles; ne vivant, au lieu des fruits et de l'herbe des champs, que du suc de l'amomum et des pleurs de l'encens; expirant enfin sur un lit de myrrhe, de nard aromatique [6]. Cependant tel qu'un homme frappé d'un invisible mal, ou renversé par l'esprit immonde, tombe d'une chute inopinée, et se relève ensuite tout ébranlé de l'affreuse secousse; plein de trouble, il regarde autour de lui, et soupire en regardant: tel était le coupable devant nous. Ô sévère justice du ciel, quels coups échappent de tes mains! Mon guide alors dit à ce malheureux: --Quel fut ton nom et ta patrie? --La Toscane, répondit-il, m'a vomi naguère dans cette gueule de l'abîme; je suis Vannifucci, le féroce; ma vie a été de la brute, non de l'homme, et Pistoie fut ma digne tanière [7]. --Maître, dis-je aussitôt, interrogez-le, avant qu'il s'échappe: qu'il dise pour quel crime il est tombé si avant, car je l'ai vu jadis homme de sang et de carnage [8]. Le réprouvé, qui l'entendit, ne se cacha point: ses yeux se levèrent sur moi, et son visage se couvrit d'une hideuse rougeur. --Il m'est plus dur, s'écria-t-il, d'être surpris par toi dans la misère où je suis, que d'avoir perdu la clarté du jour: mais je ne puis nier ce que tu vois. Apprends donc que je suis descendu si bas pour avoir dérobé les vases de l'autel, et rejeté le crime sur une tête innocente [9]. De peur cependant que tu n'ailles te réjouir un jour du souvenir de mes maux, entends ce que ma bouche t'annonce. Voilà que Pistoie se délivre des Noirs, et que Florence adopte un autre peuple et d'autres moeurs: des vallons de Magra s'élève une vapeur de guerre; la tempête s'avance; on combat aux champs de Pizène; l'orage tombe sur la tête des Blancs; et je te prédis tout pour te percer le coeur [10].
[2] Les voiles transparents de la gelée sont ici opposés à la robe éclatante de la neige, que Dante appelle soeur de la gelée. [3] Comme on a vu dans le premier chant. [4] Chaque vallée étant un cercle enfermé entre deux remparts de rochers empilés par gros quartiers les uns sur les autres; le rempart qui formait l'enceinte extérieure était plus vaste et plus élevé que celui qui formait l'enceinte intérieure; et celui-ci à son tour surpassait en hauteur et en circuit le rempart qui suivait, comme on voit dans des cercles concentriques. Les ponts qui coupaient les vallées étaient des arcades nues et sans chaussée, de sorte qu'il fallait sans cesse monter et descendre sur l'extrados des ponts; et cette route festonnée devait être bien pénible. La peinture qu'en fait Dante est d'une grande beauté. [5] Il fait allusion ici à la colline du purgatoire. [6] Cette comparaison du phénix est ingénieuse, et celle qui la suit est terrible; par l'une, le poëte rend ses idées plus sensibles; par l'autre, il ajoute à leur effet. Dante emploie souvent l'artifice des doubles comparaisons avec la même intelligence. Il désigne dans la dernière ceux qui tombent du haut mal et qu'on appelait autrefois des possédés. On ne peut que regretter ici l'ultime fascie, très-belle expression si elle était appliquée à l'homme, et ridicule en parlant d'un oiseau. Quoi qu'il en soit, les jeunes poëtes, pour qui cet ouvrage doit être une mine d'expressions et d'images, pourront, d'après l'ultime fascie, appeler le dernier drap mortuaire les derniers langes de l'homme. [7] Ce Vannifucci, ou Jean Fucci, était un bâtard de la famille de Lazarri, de Pistoie, homme d'un caractère violent. Il vola les vases et les ornements d'une église et fut cause que plusieurs innocents furent pendus. [8] Il aurait donc dû être puni avec les violents. (Voyez chant XII.) [9] Ici, les serpents et les reptiles monstrueux vont servir au supplice des voleurs qui ont usé de fourberie. Chez les Romains, tout crime commis par dol et subreption s'appelait stellionat, du nom d'un petit lézard extrêmement fin. Ce crime est encore chez nous celui des fausses hypothèques, etc. [10] Dante se fait prédire ici la ruine des Blancs et son propre exil. Le marquis Malespine, de la vallée de Magra, conduisait la petite armée des Noirs et mit en déroute celle des Blancs, près de la plaine du Pizenum.
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Le texte intégral de l'Enfer
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