Précédent | Suivant | Texte intégral de l'enfer de Dante | Accueil


CHANT XVIII




Division du huitième cercle, dont le fond est partagé en dix vallées ou boyaux concentriques; toutes les sortes de fraudes y sont punies. Description de la première et de la seconde vallée, où se trouvent les corrupteurs et les flatteurs.


La Divine Comedie - L'Enfer de Dante Alighieri:

Il est dans les Enfers un lieu nommé les VALLÉES MAUDITES: des roches noirâtres le revêtent de toutes parts, et s'élèvent à l'entour pour former sa vaste ceinture; des vallées inégales en partagent le fond, et décroissent de cercle en cercle jusqu'au gouffre large et profond creusé dans le centre.

Ce gouffre est pareil à une forteresse assise au milieu des fossés nombreux qui la défendent; et, comme on y voit des ponts légèrement jetés de fossé en fossé, ainsi dans le cirque infernal, des rocs suspendus en arcades coupent les vallées, et vont, comme à un centre commun, se réunir dans le gouffre [1].

Le monstre nous avait déposés au pied des remparts qui nous dérobaient ce huitième cercle; je m'avançai en suivant mon guide vers les hauteurs, et c'est de là que mes regards descendirent au fond de la première vallée, séjour nouveau de perfidies et de douleurs nouvelles.

J'y découvris des ombres nues, qui gardaient en deux files égales un ordre toujours contraire: les unes venaient vers nous, et les autres nous devançaient précipitamment. Telle est, aux saintes heures du jubilé, la marche solennelle des Romains: on voit sur un pont la foule religieuse qui se partage en deux colonnes, dont l'une s'avance vers le temple, et l'autre revient et s'en éloigne sans cesse [2].

J'aperçus en même temps, sur l'un et l'autre bords de la vallée, des démons armés de griffes et de fouets noueux, qui se dressaient et se courbaient tour à tour, en frappant à outrance les âmes perverses. Cruellement déchirées, elles fuient d'une fuite éternelle, se dérobant et se retrouvant à jamais sous les coups de ces infatigables bras.

Tandis que je regardais, mes yeux s'arrêtèrent sur un des réprouvés, et je dis aussitôt:

--Celui-ci ne m'est point inconnu.

Pour l'envisager plus attentivement, je m'éloignai de mon guide, et je suivis l'ombre coupable, qui baissait la tête et voulait éviter mon coup d'oeil; mais je la reconnus et lui criai:

--O toi qui portes ainsi ton front vers la terre, tu fus jadis Caccianimico [3], si tes traits n'ont point trompé mes yeux: dis-moi quel crime t'a conduit dans cette lice de douleur?

--Ce n'est point sans déplaisir, me répondit-il, que je ferai l'aveu que tu demandes; mais je ne puis le refuser à ton langage, qui me rappelle un monde où je ne suis plus. C'est moi qui séduisis la belle Gisole, et qui l'ai vendue aux désirs du marquis [4], quoi qu'en dise la renommée; et je ne suis pas le seul Bolonais qui gémisse en ces lieux: les rivages de la Savenne et du Reno [5] n'ont jamais retenti de tant de voix bolonaises que les cavités sombres de cette triste vallée; tu le croiras sans peine si tu penses combien nous sommes tous altérés de la soif de l'or.

Il parlait encore, et tout à coup un démon fait siffler autour de ses reins les noeuds du fouet vengeur, en lui criant:

--Marche, infâme; il n'est point ici de femme à vendre.

Je retournai vers mon guide [6], et bientôt nous arrivâmes devant un rocher qui du pied des remparts s'élevait comme un vaste pont sur la première vallée: nous le gravîmes ensemble, et du haut de sa voûte escarpée, nos yeux plongèrent sur les deux rangs de coupables.

--Tourne la tête, dit mon guide, et tu verras à visage découvert ceux qui fuyaient devant nous, et que tu ne connais pas encore.

--Je me tournai; et je vis passer sous l'antique pont la file immense des malheureux flagellés. Aussitôt, prévenant mon désir, le sage me dit:

--Considère la grande ombre qui s'avance; elle ne donne pas une larme à cet âpre châtiment, et la nuit des Enfers n'a pu ternir son royal aspect. C'est Jason qui, par valeur et prudence, ravit à Colchos sa toison fatale; c'est lui qui, passant à Lemnos, ne trouva dans cette île impie qu'un peuple de marâtres et de veuves parricides. La jeune Hypsiphile avait seule trompé ses féroces compagnes [7]; les serments et la grâce de Jason amollirent son coeur; mais le perfide l'abandonna sur ces bords malheureux, la laissant veuve et mère à la fois. Il paye ici le prix de ses parjures, et dans cette vengeance les larmes de Médée lui sont encore imputées. Ici les corrupteurs sans foi expient avec lui les longs soupirs de leurs victimes... Tu connais maintenant, ajouta mon guide, le premier séjour de la perfidie et ses premiers supplices.

Cependant nous étions descendus sur un nouveau circuit où le pont vient reposer sa base, et se relève encore pour embrasser la seconde vallée; et déjà, du haut des rocs qui l'entourent, se faisaient entendre les sanglots, le choc des mains et la pénible respiration des peuples suffoqués dans ses flancs: les vapeurs qui s'en exhalent s'affaissent lentement sur ses bords, et les abreuvent d'une lie infecte qui repousse la vue et l'odorat défaillant.

Nous gravîmes à la hâte sur le dos escarpé du pont, et de là mes regards tombèrent au fond de l'impur fossé: je crus voir alors le cloaque du monde.

La foule des ombres confusément jetées dans cet immense égout se soulevait péniblement hors de l'épaisse surface.

Une d'entre elles avait frappé mes yeux, et je la considérais; mais je ne distinguais rien sur sa tête dégoûtante.

Ce malheureux me regarda à son tour et me cria d'une voix étouffée:

--Que trouves-tu dans moi plus que dans ceux-là?

--Je pense, lui répondis-je, retrouver en toi Interminelli de Lucques [8]; mais ce n'est plus là cette tête parfumée que j'ai connue jadis.

--Voilà, reprit-il en frappant son visage, où m'a conduit ma langue adulatrice, et ce que m'a valu l'encens dont j'enivrais les hommes [9].

Mon guide se tourna vers moi, et me dit:

--Jette les yeux plus loin, sur cette ombre échevelée qui s'agite et se déchire avec fureur: c'est l'infâme Thaïs, qui payait d'une parole les profusions de ses amants [10]. Mais quittons, il est temps, un spectacle trop immonde.




[1] Le local du huitième cercle est fort bien décrit; mais il demande une grande attention pour être entendu.

[2] Boniface VIII avait institué le jubilé en 1300, époque où Dante suppose qu'il fit son poëme, quoiqu'il l'ait réellement fait quelques années après. La foule que cette solennité attira dans Rome fut si grande, qu'on prit le parti de diviser le pont du château Saint-Ange dans sa longueur, par une barrière qui séparait le peuple en deux bandes: l'une qui allait à Saint-Pierre, et l'autre qui en sortait.

Ici, la première file des coupables est de ceux qui ont vendu les femmes aux plaisirs des autres; la seconde est de ceux qui les ont séduites pour en jouir eux-mêmes.

[3] C'était un Bolonais nommé Venetico Caccianimico, qui se fit bien payer par le marquis Obizo d'Est pour lui livrer sa soeur Gisole, laquelle s'attendait à être épousée.

[4] Cet Obizo d'Est, marquis de Ferrare, dont il est parlé au douzième chant, était appelé communément le marquis. C'était un homme cruel et sans foi. Il paraît que tout le monde ne convenait pas que Caccianimico lui eût vendu sa soeur.

[5] Bologne est arrosée par la Savenne et le Reno. Les Bolonais ont un accent particulier: ils prononcent sipa au lieu de si; comme on dirait ouida pour oui. Le texte fait allusion à cette locution bolonaise.

[6] Il faut observer que les vallées étaient rangées en cercles, les deux poëtes ne parcourent jamais qu'un arc de chacune: ils passent le premier point qui se présente pour arriver à la vallée qui suit.

[7] En sauvant son père Thoas, et ensuite son amant, il reste une antique où on voit Hypsiphile qui reçoit Jason.

[8] Il était d'une famille très-noble de Lucques, et s'accuse ici d'avoir été un vil et bas flatteur.

[9] On voit que Dante, par ce rapprochement d'idées, établit une analogie entre le dépit et la peine, par le contraste même qui en résulte. Le flatteur donne de l'encens aux hommes, qui lui rendent ce qu'il y a de plus dégoûtant dans l'humanité.

[10] Thaïs était une courtisane que Térence a introduite dans une de ses pièces. Dante cite même les paroles que Térence prête à cette courtisane; mais elles produisent un effet ridicule.




Précédent | Suivant | Contents

DanteInferno.info

Le texte intégral de l'Enfer

[I] [II] [III] [IV] [V] [VI] [VII] [VIII] [IX] [X] [XI] [XII] [XIII] [XIV] [XV] [XVI] [XVII] [XVIII] [XIX] [XX] [XXI] [XXII] [XXIII] [XXIV] [XXV] [XXVI] [XXVII] [XXVIII] [XXIX] [XXX] [XXXI] [XXXII] [XXXIII] [XXXIV]




Sponsors: