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CHANT XX




Quatrième vallée où sont punis ceux qui se mêlent de prédire l'avenir. Entretien sur l'origine de Mantoue.--Astrologues, sorciers et sorcières.


La Divine Comedie - L'Enfer de Dante Alighieri:

Je touche au vingtième repos de ma douloureuse carrière; mais des supplices nouveaux demandent encore de nouveaux chants.

Déjà mes yeux plongeaient sur une terre trempée des larmes que les ombres y versent en silence: elles marchent avec détresse, en suivant les détours de la vallée, comme, dans nos campagnes, la foule religieuse passe en invoquant l'assemblée des saints [1].

Je considérais ces malheureux; mais, parcourant d'un regard leurs traits divers, je m'aperçus, avec une surprise mêlée d'horreur, que les troncs et les visages ne s'accordaient point entre eux: chaque coupable, opposé à lui-même, présentait d'un seul aspect son front et son dos, et semblait reculer et s'avancer à la fois. Tel n'est point encore le paralytique, dont la tête, tournée par la contrainte du mal, ne peut revenir sur son pivot nerveux.

Lecteur, si mes vers ne sont point un vain son pour ton âme attendrie juge toi-même comment j'aurais pu contempler d'un oeil sec l'effigie de notre humanité si tristement défigurée, et supporter le spectacle de ces infortunés, versant à jamais des larmes qui n'arrosent plus leurs poitrines!

Appuyé sur les durs rochers qui s'élevaient autour de moi, je les inondais de mes pleurs, quand mon guide me dit:

--Eh quoi! ne serais-tu donc aussi qu'une âme vulgaire? On est sans pitié pour des maux sans mesure. Ne sont-ils pas assez criminels, ceux qui osèrent être les émules d'un Dieu? Relève-toi, et regarde celui que la terre déroba tout à coup à la vue des Thébains, qui lui criaient [2]: «Amphiaraüs, où fuis-tu donc loin du combat?» Et cependant, il tombait de gouffre en gouffre, et roulait aux pieds de Minos, qui frappe à chacun l'inévitable coup. Pour avoir porté ses regards trop avant, il ne voit plus qu'en arrière; et c'est ainsi qu'il rebroussera dans l'éternité. Voilà Tirésias [3], qui, transformé deux fois, passa tour à tour d'un sexe à l'autre: devenu femme pour avoir frappé deux serpents, et les frappant encore pour reprendre sa dépouille virile. Arons [4] vient ensuite, et son menton repose sur son dos. Il avait creusé sa grotte augurale dans ces montagnes où sans cesse le marbre crie sous les efforts de l'habitant de Carrare [5]. C'est de là qu'épiant l'avenir, il promenait son oeil prophétique sur le miroir des eaux et dans la voûte des cieux. Vois encore celle dont les reins se montrent à nu, tandis que son sein se couvre du voile épais de ses cheveux: c'est la voyageuse Manto, qui, lasse enfin de sa course vagabonde, s'arrêta aux lieux où j'ai vu le jour; et c'est ici que je te demande une oreille plus attentive [6]. Quand Thèbes eut perdu Tirésias et sa liberté, Manto, jeune orpheline, s'éloigna d'une patrie esclave, et courut longtemps de climats en climats. Non loin du Tyrol, où les Alpes opposent à la Germanie leurs immuables confins, se trouve un lac, ornement de la belle Italie: on le nomme Bénac; et les fleuves nombreux qui désaltèrent les champs de la Garde et de Valcamonique viennent se reposer dans son vaste bassin. Les prélats de Brescia, de Trente et de Vérone, pourraient, je pense, trouver au centre du lac la borne qui termine et réunit leur triple puissance [7]. Sur la rive plus basse où Pescaire présente à Bergame son front redoutable, le Bénac épanche les eaux dont il regorge, et les pousse comme un grand fleuve à travers les campagnes; bientôt l'Erident les reçoit, près de Governe, sous le nom de Mincio; mais auparavant, et non loin de sa source encore, le nouveau fleuve tombe dans une plaine; et là, ses flots ralentis s'étendent et croupissent comme un marais immense, où le soleil couve la mort dans les étés brûlants. Un champ inculte et désert s'élève au milieu de cette plaine marécageuse. C'est là que Manto, cette vierge farouche, suivie de son cortége et fuyant l'aspect des hommes, se choisit un asile: c'est là qu'elle exerça son art, et qu'elle termina sa vie. Après elle, des tribus éparses dans la contrée se rassemblèrent pour habiter un séjour que les eaux croupissantes protégent de tout côté. Elles y fondèrent une ville, et, sans interroger le sort [8], la nommèrent MANTOUE, en mémoire de celle dont le choix avait honoré ces lieux, et dont le tombeau les consacrait encore. Un peuple nombreux vivait dans ses murailles avant que le fourbe Pinamont eût prévalu sur les crédules Casalodi [9]. Je t'ai révélé la naissance et les accroissements de ma patrie, afin que si d'autres récits parviennent à ton oreille, ma parole soit à jamais le sceau de la vérité pour elle.

--Maître, répondis-je, les oracles de la vérité reposent sur vos lèvres; et les lueurs de l'humaine raison n'éblouiront plus un esprit éclairé par vous. Daignez maintenant m'apprendre s'il est encore dans cette foule une ombre digne de nos regards?

Le sage prit ainsi la parole:

--Celui dont tu vois la barbe épaisse ombrager les épaules florissait jadis, quand la Grèce, veuve de tant de héros, n'offrit plus qu'à des enfants le lait de ses mamelles: il fut collègue de Calchas; et ce sont eux qui frappèrent le câble, et donnèrent en Aulide le signal du départ. On le nommait Euripyle [10], et ce nom consacre un de mes vers: tu le sais, puisque mon poëme entier vit dans ta mémoire. L'ombre qui te présente une si frêle stature fut Michel Scot [11]; et certes il connut bien tous les secrets de la fallacieuse astrologie. Vois Guido Bonatti [12]; vois Asdent [13], qui voudrait n'avoir pas déserté ses ateliers; mais son remords est tardif. Vois enfin ces femmes sacriléges qui laissèrent le fuseau pour souiller leurs mains de l'impie attouchement des herbes magiques et des simulacres enchantés. Mais hâtons-nous, car déjà la lune se penche dans la mer de Séville, et blanchit la zone où se confondent les deux hémisphères [14]: hier elle offrait à l'orient son disque entier; et tu l'invoquas sans doute plus d'une fois dans les ténèbres de la forêt.

Ainsi parlait mon guide, sans cesser d'avancer.






[1] Allusion aux processions et aux litanies des Rogations.

[2] Un des sept rois qui allèrent au siége de Thèbes: il était devin, et avait prédit qu'il y mourrait. Il fut englouti avec son char devant les murs de Thèbes. Tout ceci est pris de la Thébaïde: Illum ingens haurit specus, etc.

[3] Tirésias est fort connu. On sait qu'il avait joui tour à tour des deux sexes. Voyez les Métamorphoses d'Ovide, liv. III. Il était de Thèbes, et c'est de lui que naquit la fée Manto.

[4] Arons était encore un devin, et Lucain en parle dans sa Pharsale: Arons incoluit desertae moenia lunæ, fulminis edoctus motus, etc.

[5] Carrare, ville d'Italie dont le marbre est fort connu.

[6] On peut voir dans Virgile même ce qu'il dit de l'origine de Mantoue et de la fée Manto (Énéide, liv. X, vers 200 et suivants). Nous ajouterons seulement que ce fut pour échapper à la tyrannie de Créon que Manto s'enfuit de Thèbes, et vint en Italie.

[7] Ces trois diocèses ont effectivement leurs limites au centre du lac, dans la petite île Saint-Georges, qui dépend des trois évêchés.

[8] Ceci prouve qu'en effet on consultait le sort lorsqu'il s'agissait de donner un nom à une ville.

[9] Le comte Albert Casalodi s'était rendu maître de Mantoue; mais Pinamont Bonacossi, s'apercevant que le peuple n'aimait pas les nobles, conseilla à Albert de les chasser de la ville. Le comte suivit ce conseil, et se priva de ses défenseurs naturels. Alors Pinamont, aidé de la faveur du peuple, chassa les Casalodi, et s'empara de la ville, qui avait ainsi perdu un grand nombre de familles. Au reste, cette longue histoire de Mantoue ne valait pas les compliments que Dante fait ici à son guide.

[10] Voici les vers où Virgile parle de cet Euripyle; Suspensi, Euripylum scitatum oracula Phoebi, mittimus. C'est ici que Dante appelle l'Énéide, alta tragoedia, comme on l'a dit au discours préliminaire.

[11] Michel Scot florissait dans l'astrologie sous Frédéric II. Il prédit que cet empereur mourrait à Florence; et il se trouva que cet empereur mourut dans une terre de la Pouille, nommée petite Florence. Il prédit de lui-même qu'il périrait d'un coup de pierre de telle grosseur et de tel poids; et un jour qu'il entendait la messe, une petite pierre se détacha de la voûte, et tomba sur sa tête. Le coup était léger; mais la pierre ayant le poids fatal, l'astrologue alla se mettre au lit, et mourut pour l'honneur de l'art et pour sa propre réputation.

[12] Astrologue né à Forli, s'était attaché au comte Guidon, qui ne marchait jamais contre l'ennemi, et ne donnait aucune bataille qu'il ne l'eût consulté. Il nous reste quelques ouvrages de Scot et de Bonatti, qui sont devenus très-rares.

[13] Asdent était un cordonnier de Parme. Quoiqu'il fût sans lettres, il se mit à prédire l'avenir, et annonça la défaite de Frédéric sous les murs de cette ville.

[14] Séville est à l'horizon occidental de l'Europe: la lune venait donc de se coucher; il y a donc une nuit de passée, et quelques moments de plus, puisque Virgile dit à Dante: «Hier au soir, la lune dans son plein se levait quand vous êtes sorti de la forêt pour me suivre aux Enfers.» Observons que, dans le texte, le poëte désigne la lune par Caïn et son fagot d'épines, suivant en cela le conte populaire sur les apparences que forment les taches de cet astre.

On sera peut-être étonné que j'aie traduit: Qui vive la pietà quando è ben morta, par on est sans pitié pour des maux sans mesure; et le natiche bagnava per lo fesso, par _des larmes qui n'arrosent plus leurs poitrines: quelques autres passages causeront la même surprise, et on criera à l'inexactitude.

J'avoue donc que toutes les fois que le mot à mot n'offrait qu'une sottise ou une image dégoûtante, j'ai pris le parti de dissimuler; mais c'était pour me coller plus étroitement à Dante, même quand je m'écartais de son texte: la lettre tue, et l'esprit vivifie. Tantôt je n'ai rendu que l'intention du poëte, et laissé là son expression: tantôt j'ai généralisé le mot, et tantôt j'en ai restreint le sens; ne pouvant offrir une image en face, je l'ai montrée par son profil ou son revers: enfin il n'est point d'artifice dont je ne me sois avisé dans cette traduction, que je regarde comme une forte étude faite d'après un grand poëte. C'est ainsi que les jeunes peintres font leurs cartons d'après les maîtres.

L'art de traduire, qui ne mène pas à la gloire, peut conduire un commençant à une souplesse et à une sûreté de dessin que n'aura peut-être jamais celui qui peint toujours de fantaisie, et qui ne connaît pas combien il est difficile de marcher fidèlement et avec grâce sur les pas d'un autre. Plus même un poëte est parfait, plus il exige cette réunion d'aisance et de fidélité dans son traducteur. Virgile et Racine ayant donné, je ne dis pas aux langues française et romaine, mais au langage humain, les plus belles formes connues, il faudrait se jeter dans tous les moules qu'ils présentent et les serrer de très-près en les traduisant, vestigia semper adorans. Mais Dante, à cause de ses défauts, exigeait plus de goût que d'exactitude; il fallait avec lui s'élever jusqu'à une sorte de création: ce qui forçait le traducteur à un peu de rivalité.



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